Un roman d'Anne Boscher
Extrait du roman :
Derrière les hangars
En toute logique, son attitude vis-à-vis de l’enseignement scolaire avait été la même avec tous ses enfants. Seule Jennyfer, la dernière, semblait en retour avoir eu le goût pour les études. Et cela avait été utile à Rita. Haute comme trois pommes, sa fille faisait déjà office de lectrice, de scripte, quelquefois de traductrice. Ses obligations avec l’administration se réglaient depuis bien longtemps avec elle. Jennyfer mettait son nez dans les courriers et les nombreux formulaires. Elle l’accompagnait dans le dédale des imbroglios sociaux et aux rendez-vous où la convocation prenait parfois l’allure d’une sommation :
— Tu ne peux pas laisser filer, lui disait sa fille, on y va maintenant !
Entre elles, les rôles s’étaient inversés, tacitement, depuis plus de dix ans. La fille poussait sa mère, la houspillait et soutenait sa mise en conformité. La nonchalance de cette dernière et sa négligence naturelle pour les affaires administratives avaient le don de l’énerver.
Néanmoins, jamais Rita ne s’opposa au choix d’études de Jennyfer. Toujours, elle griffonnait son nom en bas des documents scolaires. Jennyfer y voyait une reconnaissance de sa part, presque un désir de mère d’une vie meilleure pour ses enfants. Aucun mot ne le disait.
C’est de la part de certains jeunes sur le terrain, plus que d’anciens, qu’elle essuyait quelques commentaires :
« L’intello », l’avait-on appelée.
« Tu te prends pour une gadji ! » avait-on ri d’elle.
Mais les mots n’avaient eu aucun impact. Ce qui comptait était qu’immanquablement, sa mère signait. Plus d’une fois, Jennyfer entendit les vœux de ses sœurs pour que leurs enfants travaillent bien à l’école. Elles l’enviaient un peu. Les choses changeaient.
Aujourd’hui, la boîte aux lettres et les deux poubelles – la jaune pour les cartons et les bouteilles en plastique, la bleue pour le reste – symbolisaient à elles seules l’ouverture à l’autre partie du monde. Le ghetto volait en éclat. L’espace devenait perméable. En plus des pompiers qui intervenaient de tout temps lorsqu’une construction précaire s’embrasait ou qu’un fatras de matériels accumulés montait en flammes, d’autres services de la ville et de l’État pénétraient maintenant la zone. La tournée des éboueurs et du facteur s’était agrandie. Ça circulait.
Avec eux, les premières factures avaient fortement participé à l’opposition des gens du terrain. Pour la première fois, ceux-ci étaient acculés à payer leur dû en eau, en électricité, en loyer. Ils devenaient non seulement redevables, mais aussi identifiables, repérables, visibles et potentiellement fichés. Avec l’inflation des formulaires qui exigeaient la déclaration de son état civil, la fronde de certains s’était amplifiée.
Jennyfer ne voyait pas les choses de cet œil.